Si le titre de l’exposition de Fabien Villon, Antichambre, renvoie à la taille, modeste, de la pièce où elle se tient, il renvoie davantage encore à la démarche expérimentale que l’artiste a initiée pour la production mais aussi la présentation de ses nouvelles œuvres. L’antichambre précédait dans les riches demeures la salle de parade, et ce lieu désuet était consacré à toutes sortes d’activités spontanées mais jamais formelles.
De fait, l’accrochage imaginé par Fabien Villon pour ses tableaux ( qui n’en sont pas tout à fait ) n’a rien de formel ni de réglementaire. Ces « peaux », ainsi que l’artiste préfère nommer ces bâches sans châssis, sont suspendues à des crochets de manière à ce qu’elles y pendent un peu de guingois, à la fois bien retenues, mais guère tendues.

Elles affichent ainsi une espèce de négligence froissée que vient dans un premier temps confirmé le capharnaüm accidenté qu’arbore leur surface, qui n’est que traces de plis, de replis, de nœuds, de stries, de dégoulinures bleuâtres en marbrures noirâtres, d’éclaboussures. On a l’impression que les bâches sont creusées de brèches, renflées de reliefs, et que nées du chaos, elles sont vouées à en porter les stigmates. De fait, chaque bâche garde l’empreinte de ce sur quoi elle a été appliquée : un lit défait de pare-brise brisés. Chargées de poudres diverses et variées ( cuivre, argent, or, volcanique magnétique, pigments ), choisies pour leur propension à révéler les empreintes et à réfléchir la lumière, ces « peaux » sont donc des écorchées vives qui ont vu et touché le désastre, l’accident qu’on se prend en pleine face et dont Fabien Villon met à plat les restes avant de le figer pour en recoller les morceaux et en souligner les cicatrices. Les lignes et les tâches, les suintements en surface, sont les empreintes de ces accidents.

Tableaux accidentés, « peaux » et nerfs à vif, les œuvres travaillent aussi à dérouter l’œil, en lui faisant voir toutes les couleurs du spectre. Ainsi, ce qu’il y avait sous la bâche, ces choses cassées en mille morceaux, ne reste pas tout à fait dans l’ombre, puisque les bâches en font battre le négatif à l’air libre (sans châssis) et en pleine lumière. Mais elles gardent en leur creux une opacité caverneuse, puisqu’on ne distingue rien de bien net, que des ombres qui s’agitent, se bousculent, se chevauchent dans les limbes du visible.

Inquiétantes et crues, ces œuvres entraînent à l’exposition au 1111, curatée par l’artiste et Christel Montury (co-fondatrice de l'artist run space Interior and the collectors) des pièces de la collection de Laurent Giros. Elles les entraînent d’abord dans ce même ressac d’accrochage : le visage grimaçant d’un sourire forcé, signé Emile Bourdelle, ne tient en l’air qu’à un fil tandis que la gravure de Gustave Moreau (« La Tête et la Queue du Serpent ») reste de travers et qu’une estampe de Brueghel reste à terre, sur le plancher. Il faut voir dans cette présentation non linéaire, une licence, un bon de sortie, laissée à des œuvres maitresses qui ne demandent par leur esprit aventureux qu’à sortir des ornières. Il s’agit d’œuvres qui travaillent au noir, le cœur, l’esprit, le paysage, le temps. Des œuvres nées de mains expertes (comme celle prise en photographie par Coplans) qui sculptent leurs motifs et les cisèlent pour en soulever la noirceur sans en gommer la beauté. La forme ombrageuse de cette grosse main qui apparaît dans « Scaphandre » de Fabien Villon est de ce point de vue une des clés de l’exposition tant elle paraît tendre et monstrueuse à la fois. Le banc, vermoulu résiné, couvert de sédiments après des décennies passées dans les eaux de la Saône, fait figure lui, de siège de l’ « antichambre ». Il est à la fois celui qui en a vu passer et qui en verra d’autres. Celui qui remonte du fond des eaux, chargé des traces du passé et du désastre, sans avoir été terrassé.


Judicael Lavrador